lundi 3 avril 2017

Le déroulement du terrain : le travail au quotidien


                A notre arrivée sur le site d’étude, nous devons en priorité nous installer, ce qui signifie : déballer notre équipement et en faire l’inventaire, mais aussi monter et mettre en marche la station météorologique fixe qui enregistrera la météo en continue (température de l’air, température du sol, vitesse et direction du vent, humidité relative de l’air, luminosité, pluviométrie) pendant toute la durée de notre étude (ce qui nous permettra par la suite d’analyser les variations météorologiques et de les mettre en relation avec nos autres observations).
                Une fois l’équipement prêt, nous pouvons commencer l’étude populationnelle. Cela consiste à faire des relevés de transects (ou de quadrats). Un transect est une ligne imaginaire fixe dans l’espace (de largeur et de longueur constante ; et de points de départ et d’arrivée connus) qui sert de repère pour observer la présence ou non d’un sujet dans cette aire. De même, un quadrat est une surface carrée (de longueur et de largeur gales) au lieu d’être linéaire. Pour notre étude, nous avons divisé notre site en 3 sortes d’habitat, basé sur le type de substrat du sol : la plage (rocheuse), l’herbe ou les boues (wallows en anglais). Nous avons défini deux transects, l’un sur l’herbe et l’autre sur la plage, et un quadrat contenant des zones de boues. Tous les jours, nous parcourons ces 2 transects et ce quadrat et nous notons dans un carnet les données suivantes : la date, l’heure, le numéro du transect ou du quadrat parcouru (ou le type d’habitat), les paramètres météo (température de l’air, température du sol, vitesse et sens du vent, humidité relative de l’air, luminosité, présence de pluie) le nombre d’éléphants de mer présents dans la zone, s’ils sont en agrégation (collés les uns aux autres), l’avancement de leur mue (s’ils sont en début, milieu ou fin de mue, en fonction de la surface d’ancienne fourrure qui a commencé  à tomber) ; et nous prenons des photos digitales et infra-rouge (pour mesurer la température de surface, soit la température cutanée, des éléphants de mer) de chaque groupe d’individus. Au cours de ces relevés, nous gardons autant que possible une distance de sécurité (ou de confort) d’environ 10 m minimum entre nous et les éléphants de mer pour ne pas les effrayer ou les déranger pendant la mue.

Travail d’observation et de comptage sur transect (Pointe Suzanne, Kerguelen ; ©Lucas Delalande, Henerges)

                En mettant ces données en relation et en observant leur évolution, nous pouvons connaître l’utilisation de l’habitat des éléphants de mer en fonction de leur stade de mue et de la météo (est-ce que les éléphants de mer sont davantage dans les boues, sur l’herbe ou sur la plage en début, milieu ou fin de mue ? Est-ce qu’ils sont davantage sur un type d’habitat quand il fait beau ou non ?...) mais aussi sur leur comportement d’agrégation (est-ce que les éléphants de mer sont davantage en agrégation lorsqu’ils sont en début, milieu ou fin de mue ? est-ce qu’ils s’agrègent davantage quand il fait beau ou pas beau ?). Toutes ces questions (et leur réponses, après analyse des données récoltées sur le terrain) ont leur importance comme nos hypothèses supposent que les éléphants de mer adaptent leur comportement en fonction de leur condition physiologique et des conditions environnementales pour économiser de l’énergie et, dans ce cas, diminuer leurs pertes thermiques (cf. la rubrique « le programme », billet « que signifie HEnergES ? »). Hors les échanges de chaleur, en gains ou en pertes, entre un organisme et son environnement dépendent notamment de la météo – soleil, vent, température… – et du type de substrat avec lequel il est en contact – air, eau, terre…

                Une autre partie de l’étude est un suivi individuel. Pour cela nous capturons des éléphants de mer lorsqu’ils sont en début de mue. Habituellement, pour capturer un éléphant de mer, il faut être trois : deux personnes tiennent une capuche et viennent la poser sur la tête de l’éléphant de mer pour lui cacher la vue (certains animaux sont plus calmes lorsqu’ils sont plongés dans le noir) et diminuer le risque de morsure. Puis ils vont venir se coucher sur l’animal, en faisant poids de leur corps sur son dos, pour le maintenir en place et tenter de l’empêcher de bouger. Pendant ce temps, une troisième personne va injecter l’anesthésique, qui va endormir l’éléphant de mer, directement en intraveineux, pour une action quasiment instantanée. Une fois l’éléphant de mer endormi, on peut lui retirer sa capuche et commencer nos mesures. Cette année nous avons néanmoins utilisé une technique différente : l’éléphant de mer recevait une dose d’anesthésique en intramusculaire, à distance, au moyen d’une sarbacane, ce qui lui permettait de s’endormir sans qu’on n’ait à l’approcher, d’où une diminution du stress de la capture et de la manipulation de l’animal.


Le transport du matériel nécessaire à la capture sur le terrain (Pointe Suzanne, Kerguelen, 2016 ; ©William Paterson, Henerges)

                Une fois endormi, nous pesons l’éléphant de mer en le plaçant dans un filet et en le soulevant à l’aide d’un palan fixé à un trépied et muni d’un peson. Puis nous le mesurons avec des mètres rubans : longueur du bout du nez à la queue, et circonférences au niveau des nageoires, du nombril et du bassin. Ces mesures morphologiques nous permettent d’estimer l’état de corpulence de l’animal, par exemple en calculant son indice de masse corporelle à partir de la masse et de la longueur du corps. Puis nous réalisons de nombreuses autres mesures physiologiques :
-          une prise de sang nous permettra plus tard de doser des hormones plasmatiques qui interviennent dans les mécanismes de la mue et du jeûne (cortisol, hormones thyroïdiennes...) ;
-          une mesure de l’épaisseur du gras sous-cutané à l’aide d’un échographe nous permet d’estimer son état d’engraissement (soit les réserves énergétiques dont l’animal dispose) ;
-          des mesures de flux de chaleur échangés entre l’éléphant de mer et son environnement (au contact de l’air et du sol) pour calculer les pertes thermiques ;
-          des mesures de bio-impédancemétrie (en faisant circuler un courant de haute fréquence, mais de faible intensité, entre deux électrodes placées aux extrémités du corps de l’animal ; pour obtenir la résistance des tissus biologiques) nous permettent de calculer la composition en eau, en graisses et en muscles de l’animal.
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Technique de pesée de l’éléphant de mer adulte femelle (Henerges, Pointe Suzanne ; ©Yann Rantier, Janv 2015)

Mesures morphologiques : ici, les différentes circonférences (Henerges, Pointe Suzanne ; ©Yann Rantier, Janv 2015)

Mesures de l’épaisseur du gras sous-cutané par échographie (Pointe Suzanne, Kerguelen ; ©Henerges, 2015)

                Puis nous équipons l’éléphant de mer d’appareils de suivi et de mesure : nous collons sur la peau qui a déjà mué, au moyen d’une colle bi-composante, des émetteurs radio haute fréquence (VHF) qui nous permettent de localiser par la suite l’éléphant de mer sur plusieurs kilomètres de distances ; mais aussi des enregistreurs de température, de luminosité, de pression et/ou de mouvements. Une bague numérotée fixée à la nageoire caudale nous permet d’identifier les différents éléphants de mer capturés. De plus, lors des campagnes de terrain de 2015 et 2016, pour la première, nous avons implantés des éléphants de mer avec des électrocardiogrammes qui, placés sous la peau, enregistrent les battements cardiaques. Ensuite nous relâchons les éléphants de mer et nous les suivons au quotidien pour observer leur comportement au cours de la mue (à quelle vitesse muent-ils ? Sont-ils en groupe ou isolés ? Sur quel type d’habitat ? etc). Quand ils ont fini de muer (qu’ils ont perdu tous leurs anciens poils et que les nouveaux ont commencé à pousser) nous les recapturons en suivant la même méthode. Nous prenons de nouveau les différentes mesures morphologiques et physiologiques, puis nous récupérons le matériel de suivi et de mesures (qui a sauvegardé toutes les données enregistrées : variations de température, déplacements, fréquence cardiaque etc.) avant de les relâcher pour qu’ils repartent en mer. Ceci nous permet d’obtenir différentes valeurs comme : la perte de masse pendant la mue ou la variation en composition corporelle, qui sont des indices du coût énergétique de la mue ; et de faire des comparaisons entre individus (est-ce que les individus qui se déplacent plus se dépensent plus ? Les individus qui se sont plus souvent mis en agrégation ont-ils mué plus vite ?...). Ces analyses nous permettent de mettre en évidence des stratégies de comportement individuelles et leurs conséquences.

Eléphant de mer adulte femelle en mue équipée d’un émetteur VHF et d’un GPS collés sur la tête (Pointe Suzanne, Kerguelen ; ©Henerges)

Recherche quotidienne des éléphants de mer équipés par récepteur VHF (Pointe Suzanne, Kerguelen ; ©Laureline Chaise, MNHN, Henerges 2015)

Le site d’étude : la vie à Pointe Suzanne


                Le refuge de Pointe Suzanne haut sert actuellement principalement d’abris lors des transits (ou de couchage supplémentaire en cas de surpopulation sur le site de Pointe Suzanne bas) et de stockage de vivres et de matériel acheminés depuis la base par tracteur. Il s’agit d’un module composé d’un sas d’entrée et d’une salle de vie équipée d’une cuisine et donnant sur une chambre contenant deux lits superposés (soit quatre couchages). Le sas est séparé de la cuisine et de l’extérieur par deux portes étanches qui empêchent l’entrée de rongeurs indésirables.
                Sauf précision, en parlant de « Pointe Suzanne » nous penserons dorénavant à Pointe Suzanne bas. Pointe Suzanne est un site remarquable de Kerguelen de par sa beauté et sa grande biodiversité, sans compter sa facilité d’accès et sa proximité avec la base. En effet, certains autres sites d’étude connus et appréciés de Kerguelen ne présentent qu’un ou deux types d’espèces à observer et à étudier en particulier (comme la colonie de manchots royaux du Cap Ratmanoff ou les albatros du site de Sourcil Noir, qui n’en demeurent pas moins magnifiques). Tandis que Pointe Suzanne n’est pas seulement un site privilégié pour la mue des éléphants de mer mais aussi pour la reproduction des otaries à fourrure. On y trouve de plus le fameux chou de Kerguelen, plusieurs nids de grand albatros et d’albatros fuligineux, une colonie de manchots papous et de cormorans. Sans compter quelques manchots royaux, gorfous sauteurs ou otaries d’Amsterdam qui viennent régulièrement se reposer sur ses plages.

Le pissenlit est une espèce invasive à Kerguelen, qui se répand facilement sur toute l’île grâce au vent, et dont le jaune des fleurs remplace petit à petit le rose de l’Acéna (Aceana adscendens) qui est, elle, une plante endémique (Pointe Suzanne ; ©Laureline Chaise, MNHN, Henerges)


Paysages de Pointe Suzanne : plages volcaniques basaltiques abritant entre autre des colonies d’otaries à fourrure et de manchots papous (Kerguelen ; ©Laureline Chaise, MNHN, Henerges)


Différentes espèces cohabitant à Pointe Suzanne (éléphants de mer en mue, otaries, manchots papous ou manchots royaux), contribuant à la richesse et à la diversité biologique de ce site (Kerguelen ; ©Laureline Chaise, MNHN, Henerges)

                Pour ce qui est de la vie à Pointe Suzannela cabane est l’une des plus « rustiques » que l’on peut trouver à Kerguelen comparé aux nombreux programmes scientifiques qui l’utilisent (les modules qui la composent étaient d’ailleurs au départ seulement temporaires mais ont été maintenus et entretenus par la suite dû à la grande demande des scientifiques). Une des particularités du site est qu’il n’y a pas de point d’eau douce à proximité. Ainsi, toute l’eau destinée à la consommation (cuisine et boisson) provient de bouteilles ou containers déposés à l’avance par hélicoptère. En conséquence, le mot d’ordre est que nous sommes en restriction d’eau, ce qui signifie : pas de douche ! Depuis 2015 néanmoins, cette restriction a pu devenir moins stricte après l’installation d’un système de récupération d’eau de pluie qui permet de renouveler plus facilement les réserves d’eau potable (qui doit être filtrée avant utilisation tant que celle-ci n’est pas contaminée par le sel des embruns marins).

Citerne de récupération de l’eau de pluie à droite, avec les touques de tri des déchets recyclables, et panneau solaire à gauche (Pointe Suzanne, Kerguelen ; ©Laureline Chaise, MNHN, Henerges)

                La cabane est formée de 4 modules (ou cabanons) en bois reliés entre eux par une terrasse de planches. Il nous faut donc sortir et passer par l’extérieur pour passer d’une pièce à l’autre. La cabane est pourvue ainsi d’une cuisine, d’un atelier (servant à la préparation du matériel et le stockage des échantillons) et de deux chambres de 2 et 3 places.


La cabane de Pointe Suzanne bas est flanquée de deux caisses en bois retournées, déposées autrefois par hélicoptère : l’une sert à stocker les réserves d’eau en bouteille à droite, et l’autre sert d’abri aux toilettes sèches installées à gauche (Kerguelen ; ©Laureline Chaise, MNHN, Henerges)

L’un des modules de la cabane servant de chambre à coucher, contenant 2 lits superposés (Pointe Suzanne, Kerguelen ; ©Laureline Chaise, MNHN, Henerges)
         
       La qualité et la diversité de la nourriture, ainsi que les instants de convivialité autour des repas, sont très importantes voire essentielles pour le moral sur le terrain ! Ainsi, nous ne manquons de rien : des réserves de nourriture pouvant se conserver longtemps au sec et à température ambiante (pâtes, riz, semoule, légumes en boîte, fromage sous vide, biscottes, céréales, cacao, lait en poudre, œuf en poudre, tablettes de chocolat, confiture, pâte à tartiner, sauces, crèmes dessert, épices, pâtés, plats lyophilisés, café, thé, soupes…) sont acheminées à l’avance par tracteur, et réapprovisionnées au besoin au long de l’année, puis placées dans des touques solidement attachées tout autour de la cabane. Pour cuisiner, nous disposons d’une gazinière équipée d’un four, qui constitue aussi l’une de nos seules sources de chauffage. Toute la nourriture « fraîche » (viande, poisson, fromage, fruits et légumes, œufs, beurre…) doit être commandée auprès des cuisines de la base (en fonction des réserves) avant notre départ et transportée avec nous à pied. Elle est ensuite conservée dans une touque placée dehors à l’ombre et servant de réfrigérateur naturel. Nous disposons aussi de réserves de farine et de levure pour pétrir quotidiennement notre propre pain. Il faut savoir être inventif et, avec les bons ingrédients, rien ne nous empêche de préparer un « haggis maison » pour la Burns Night (une fête écossaise), une galette des rois pour l’Epiphanie ou une soirée pizza !

Les touques contiennent les réserves de nourriture pour toute l’année (Pointe Suzanne, Kergueken ; ©Laureline Chaise, MNHN, Henerges)


Le module cuisine équipée de la cabane (Pointe Suzanne, Kerguelen ; ©Laureline Chaise, MNHN, Henerges)

                Sur le terrain, nous sommes des intrus dans un milieu naturel et sauvage souhaitant le rester. Notre présence doit donc causer le minimum de perturbations, et si possible temporaires. C’est pourquoi par exemple nous trions nos déchets. Nous séparons le plastique, le verre, l’aluminium et le fer, mais aussi les déchets contaminés ou toxiques (résidus de colle, aiguilles sales etc.) qui seront rapatriés à la Réunion via le MD pour y être traités (ce qui a un coût non négligeable !). Le reste (papier, carton…) sera incinéré sur place.
                La cabane est équipée en électricité via un panneau solaire lors des jours de beau temps, qui peut être relayé par un générateur électrique fonctionnant à l’essence la nuit.
                C’est bien beau tout cela vous allez me dire… Bon OK, il n’y a pas de salle de bain toute équipée… mais qu’en est-il des toilettes ? Et bien elles se trouvent tout autour de vous, en plein air ! Quel plaisir de vous frayer un chemin jusqu’à la plage parmi un groupe d’otaries belliqueuses lors d’un moment d’urgence, ou de vous faire accepter entre quelques éléphants de mer ronflant dans un instant de méditation (après avoir prévenu vos collègues que vous alliez « faire un tour »)… certes un peu venteux et humide lors des jours de pluie, mais quelle vue sur la mer ! En 2015, des toilettes sèches ont été installées dans une caisse en bois retournée pour plus de confort (toujours au grand air – pour la vue ! – mais protégées de la pluie et du vent) pourvues d’un sceau à vider dans la mer et rempli d’herbe en guise de sciure ; et le papier toilette est toujours à traiter avec les déchets incinérables (on ne jette rien de non biodégradable à la mer pour ne pas polluer !).

Le travail de terrain : HEnergES à Pointe Suzanne.


                Nous sommes arrivés sans encombres à Kerguelen le 16 janvier et avons pu débarquer à Port-aux-français (49° 21’ S ; 70° 13’ E).
                Nous sommes partis pour le site de Pointe Suzanne (49° 26’ S ; 70° 26’ E), quatre jours plus tard, le 20 janvier, à environ 20 km de la base pour une marche d’environ 5 heures.
 
Les pointillés noirs représentent le trajet emprunté à pied, ou en tracteur, de la base de PAF, indiquée par la croix rouge, au site de Pointe Suzanne, marqué de la flèche rouge (carte IGN des îles Kerguelen Est, au 1/100 000ème). Echelle : la Presqu’île du Prince de Galles mesure une longueur d’environ 11 km de Pointe Guite à l’Ouest, à Pointe Suzanne à l’Est.

Le transit
Dans le jargon taafien, nous parlons d’un « transit » pour désigner le voyage entre la base et un site d’étude. Le transit se fait généralement, sur la Grande Terre, à pied pour le personnel et, lorsque cela est possible (lorsque les sites sont accessibles via une piste) en tracteur pour les vivres et le matériel lourd et encombrant. Les cabanes des sites non accessibles en tracteur sont ravitaillées en vivres et fournies en équipement soit par hélicoptère pendant les OP (lorsque le Marion Dufresne est présent et quand les conditions météo le permettent), soit par voie maritime, en chaland, pour les îles du golfe du Morbihan. De même, pour les sites situés sur les îles du golfe, le personnel sera débarqué en zodiac ou en chaland.

Porte-hélicoptère du Marion Dufresne (Archipel de Crozet, 2015 ; ©Laureline Chaise, MNHN, Henerges)

Le Chaland, l’Aventure II (Port-aux-Français, Kerguelen, 2016 ; ©Laureline Chaise, MNHN, Henerges)

                Pointe Suzanne étant l’un des sites accessibles en tracteur, c’est ainsi qu’une partie de nos cantines, contenant le matériel scientifique nécessaire à notre étude sur le terrain, a été acheminée sur place, le reste ayant été déposé par hélicoptère lors de l’OP précédente pour limiter les trajets en tracteur. Ainsi, lors de notre transit à pied, nous n’avions sur nous que nos affaires personnelles, dans des sacs à dos de 50 à 70 L pesant en moyenne de 10 à 20 kg.
 
Isthme Bas, avec vue sur le Mont Ross en arrière plan, et des éléphants de mer couchés au bord d’un lac au premier plan (Kerguelen, février 2016 ; ©William Paterson, Henerges)

Pour rejoindre Pointe Suzanne, nous avons suivi la piste du tracteur au départ de Port-aux-français (ou « PAF ») en longeant la Baie de l’Aurore Australe jusqu’à Isthme Bas. Puis, avant d’atteindre Pointe Guite, nous sommes montés sur le plateau de la Presqu’île du Prince de Galles et l’avons longé jusqu’à son point culminant à 200 m d’altitude.

Vue sur le plateau de la Presqu’île du Prince de Galles depuis Isthme Bas (Kerguelen, 2016 ; ©Laureline Chaise, MNHN, Henerges)

Transit à pied entre Pointe Suzanne et Port-aux-Français, plateau de la Presqu’île du Prince de Galles, à 150 m d’altitude (Kerguelen, 2016 ; ©Laureline Chaise, MNHN, Henerges)

Le site de Pointe Suzanne se divise en deux parties : Pointe Suzanne haut, où se trouve un premier refuge, sur le plateau, accessible en tracteur ; et Pointe Suzanne bas, en contre-bas, où se trouve notre cabane, seulement accessible à pied ou en hélicoptère (autrefois le site du bas était aussi accessible en tracteur, mais après s’être enlisé plusieurs fois sur la pente raide, cet accès a été abandonné). Les deux sites sont séparés par un dénivelé d’environ 200 m que l’on parcourt en une trentaine de minutes à pied.
 
Refuge de Pointe Suzanne haut, 200 m d’altitude, avec vue sur les bâtiments de la base de PAF au loin (Kerguelen ; ©Laureline Chaise, MNHN, Henerges)


Pointe Suzanne bas, avec vue sur la cabane (Kerguelen ; ©Suzanne Gallon, Henerges 2015)

                Le transit à pied jusqu’à Pointe Suzanne n’est pas une marche difficile en soit. Elle peut se faire en une demi-journée et souvent sur du plat, voire avec un faible ou court dénivelé. Ce qui peut rendre le transit plus physique ou compliqué sont les conditions dans lesquelles on l’effectue, comme le poids du sac ou les conditions météo.
Il n’est pas rare à Kerguelen d’avoir un vent qui souffle à 30 voire 50 nœuds (soit plus de 50 ou 90 km/h) avec des rafales à 70 nœuds ou plus (soit près de 130 km/h) ! Un vent de face ou de profil peut vous ralentir voire vous faire perdre l’équilibre, surtout lorsque vous êtes chargés. Ajoutez à cela la pluie et le froid et il devient essentiel d’être équipé avec des vêtements à la fois chauds et respirant, mais surtout étanches et coupe-vent pour éviter tout risque d’hypothermie ! (car bien que les températures restent positives pendant l’été austral, le ressenti sera très influencé par l’humidité et la présence de vent). Même si vous vous réchauffez en marchant, vous vous refroidissez très rapidement à chaque pause et arrêt ! De plus, lorsqu’il fait beau, il est essentiel de vous protéger du soleil lorsque vous vous retrouvez près du 50ème parallèle (donc près du pôle Sud) en plein été austral !
Les conditions météo influencent aussi le terrain. En effet, Kerguelen est une succession de sol soit très caillouteux, soit très humide. Ainsi en cas de vent, on a vite fait de glisser sur une pierre qui roule, et après de fortes pluies il peut se former des « souilles » (jargon taafien) soit des trous boueux (comme des marécages) qu’on ne détecte pas toujours du premier coup d’œil et dans lesquels on peut tomber et s’enliser.
Il est donc essentiel de connaître parfaitement son itinéraire lors d’un transit et d’avoir des repères GPS, car à part en ce qui concerne les pistes du tracteur, il n’y a pas de chemins proprement délimités ou balisés pour se déplacer sur Kerguelen. Par contre, sur terrain plat et par temps clair, on peut se repérer sur de très grandes distances.
                C’est pour cela que nous devons respecter des règles de sécurité strictes lors des transit : être minimum deux ou trois en fonction des zones traversées et prévenir la base de son départ et de son arrivée par radio.


Présentation des équipes de recherches


A bord du Marion Dufresne : et escale à Crozet.
                Le Marion Dufresne II, aussi désigné par le MD ou le « Marduf », est un navire français unique, à la fois ravitailleur et océanographique : il transporte la nourriture, l’équipement, les matériaux et le carburant nécessaires au fonctionnement des bases, mais aussi le personnel et visiteurs qui se rendent dans les îles australes, et est associé à une fonction scientifique de recherche (affrété alors par l’IPEV), muni d’un laboratoire embarqué, d’un sondeur et d’un carottier.
Long de 120 m et large de 20 m ce paquebot/cargo/pétrolier/porte-hélicoptère – qui a eu 20 ans en 2015 – pèse plus de 10 000 tonnes, peut transporter près de 5000 t, accueillir plus d’une centaine de passagers dont un équipage d’une quarantaine d’officiers et marins confondus et se déplace à une vitesse maximale de 16 nœuds (environ 30 km/h).
La vie à bord du Marion Dufresne est confortable en comparaison d’un cargo classique. Les cabines passagers, réparties sur 4 ponts, peuvent contenir 2 à 4 lits ou couchettes avec salle de bain équipée. On trouve dans les parties communes une bibliothèque, une salle de sport, une salle de conférence et de projection, un bar et un restaurant où sont pris les repas quotidiens à heure fixe, séparés en deux services en fonction du nombre de passagers à bord. Les passagers et l’équipage disposent aussi de laveries communes présentes sur chaque pont habité ainsi que d’une infirmerie tenue par le médecin de bord.



A gauche, cabine passagers 2 places du MDII, pont inférieur. A droite, salle de sport, pont supérieur, avant la jouvence, 2015 (©Laureline Chaise, MNHN, Henerges). 





A gauche, le Salon du Tonga Soa (« Bienvenue » en malgache) et le bar. A droite, le restaurant (©Laureline Chaise, MNHN, Henerges).


Lors d’une rotation océanographique, nous rencontrons à bord des équipes scientifiques soutenues par l’IPEV qui resteront sur le Marion tout au long de la traversée.
En 2016, nous avons rencontré les programmes :
-      OHA-SIS-BIO (Observatoire HydroAcoustique de la SISmicité et de la BIOdiversité dans l’Océan Indien ; Jean-Yves Royer, Institut Universitaire Européen de la Mer) qui chaque année, depuis 2010, dépose et/ou récupère des hydrophones placés pendant 1 an ou plus dans la colonne d’eau, à 1000-1300m de profondeur, pour enregistrer les bruits sous-marins basse-fréquence produits par les séismes ou les grandes baleines. En effet, sous l’effet conjoint de la température qui diminue et de la pression qui augmente avec la profondeur, la vitesse des ondes sonores atteint une vitesse minimum entre 1000 et 1300 m de profondeur ; cette couche d’eau à faible vitesse du son, telle un guide d’onde, piège les ondes sonores qui vont s’y propager sur de très grandes distances avec une faible atténuation. Les hydrophones placés dans cette tranche d’eau vont ainsi pouvoir capter des sons produits par des séismes ou des craquements d’icebergs à plusieurs milliers de kilomètres de distance, et une centaine de kilomètres pour les baleines.

     Le réseau d’hydrophones, distants de 1000 à 1500 km les uns des autres, permet alors par triangulation de localiser les sources (séisme, éruption volcanique, iceberg) ou par le comptage des cris de baleines d’identifier les espèces présentes et de suivre leur période de présence et leur migration saisonnière entre les différents sites. Grâce à ce dispositif, on recense 5 espèces et sous-espèces de grandes baleines dans l’océan Indien austral, et même des espèces non-identifiées. L’acquisition d’enregistrements continus par ce réseau, depuis 2010, permet ainsi de caractériser l’évolution du paysage sonore basse-fréquence de l’océan austral, liée à l’activité géologique, aux migrations des baleines et, sur certains sites, à l’activité anthropique (trafic maritime, exploration pétrolière).
Pour plus d’informations sur ce sujet :
Quelques résultats sur les baleines (article en anglais) :



Variation de la vitesse du son en fonction de la profondeur dans l’océan (Olivier Le Calvé, Université de Toulon ; http://lecalve.univ-tln.fr/). Variation de la Température (T), de la salinité (S) et de la vitesse du son (C) en fonction de la profondeur. ΔCS, ΔCet ΔCP respectivement l’influence de la salinité, de la température ou de la pression sur la vitesse du son : la salinité influence peu la vitesse du son, contrairement à la température qui a une influence importante jusqu’à 1500 m de profondeur et à la pression qui a une influence importance à partir de 1500 m de profondeur.

-       THEMISTO (Cédric Cotte, MNHN) : étude hydroacoustique du micronecton (faune marine composée de crustacés de taille inférieure à 10 cm) au moyen d’un transducteur placé sur la coque du navire et fonctionnant comme une sorte de sonar : qui est capable à la fois d’émettre et de recevoir un signal sonore (on parle dans ce cas d’acoustique active) sur une distance de 300 à 1500 m dans les trois dimensions. Le signal de retour permet aux océanographes d'estimer la taille ou le nombre approximatif des organismes présents (leur densité relative) et d’établir par la suite un lien entre le type d’environnement, l'abondance de micronecton et la présence ou non de prédateurs suivi par télémétrie. La différence entre le plancton et le necton est que le necton se déplace en nageant de manière active contre le courant alors que le plancton se laisse seulement porter par le courant.

-          Continuous Plankton Recorder (CPR) Survey (The Global Alliance of CPR Surveys ; www.sahfos.ac.uk): le CPR est un appareil servant à échantillonner le plancton océanique sur de grandes distances. Placé à l’arrière du navire en mouvement, le CPR filtre l’eau et capture le plancton sur une bande de soie comprise dans une cassette qui se déroule au fur et à mesure. Le plancton ainsi capturé est par la suite analysé et identifié le long de la bande de soie (dont la longueur déroulée correspond à la distance parcourue en fonction de la vitesse de déplacement du navire). Cette étude nous permet d’établir l’état de santé écologique des océans (Global Marine Ecological Status Reports).

Remise à l’eau du CPR, pont arrière du MDII, après récupération d’une bande de soie et mise en place d’une seconde cassette (©Laureline Chaise, MNHN, Henerges).

-          OISO (Océan Indien Service d’Observation ; Nicolas Metzl et Claire Lo Monaco, LOCEAN) : ce programme, initié en 1998, étudie l'évolution du CO2 océanique qui influence l'absorption du COanthropique rejeté dans l'atmosphère par les activités humaines, conférant ainsi à l'océan la capacité de moduler le changement climatique, mais qui induit en retour une diminution du pH de l'eau de mer (acidification des océans). Le programme OISO est présenté en détails dans le rapport d'activité 2014 de l'IPEV (page 20-23), disponible ici : 
http://www.institut-polaire.fr/we-content/uploads/2016/03/IPEV-RA2014_Reduit.pdf


L’un des laboratoires embarqués du MDII (©Laureline Chaise, MNHN, Henerges).

Le port des bases desservies dans les TAAF ne peuvent pas accueillir le Marion, d’où le transport à terre du personnel et du matériel se fait depuis le navire soit en hélicoptère, en zodiac ou en chaland en fonction de l’équipement des îles, de la charge et des conditions météo.




Mouillage du Marion Dufresne dans la Baie du Marin à Crozet, Île de la Possession (©Laureline Chaise, MNHN, Henerges).

Nous accostons en Baie du Marin qui accueille une colonie de manchots royaux de plus de 20 000 individus et qui est étudiée depuis de nombreuses années par les scientifiques dû à sa proximité avec la base (moins de 30 min à pied). Le manchot royal (Aptenodytes patagonicus) mesure un peu moins d’1 m de haut lorsqu’il se tient debout sur ses pattes et pèse en moyenne 12 kg. Il est plus petit que le manchot empereur (Aptenodytes forsteri) du film français « La marche de L’empereur » de Luc Jacquet sorti en 2005.C’est donc en zodiac que nous débarquons à la journée sur l’île de la Possession, où se trouve la base d’Alfred Faure, lors de notre arrêt à l’archipel de Crozet (46° 24’ S ; 51° 45’ E; 10/01/2016).




La manchotière (colonie de manchots royaux, Aptenodytes patagonicus) de la Baie du Marin à Crozet, Île de la Possession (©Laureline Chaise, MNHN, Henerges).

L’Île de la Possession de l’archipel de Crozet abrite aussi une colonie de grand albatros, ou albatros hurleur (Diomedea exulans) qui viennent se reproduire sur ses falaises, à quelques minutes à pied de la base scientifique d’Alfred Faure (©Laureline Chaise, MNHN, Henerges).

Il ne faut pas confondre manchot et pingouin ! Le manchot est un oiseau de la famille des Sphéniscidés (oiseaux de mer inapte au vol) qui vit dans l’hémisphère sud et ne vole pas mais est très bien adapté à la plongée. Tandis que le pingouin (Alca torda) est un oiseau de la famille des Alcidés (oiseaux marins de petite à moyenne taille qui se propulsent sous l’eau grâce à leurs ailes ; comme les macareux) qui vit dans l’hémisphère nord et peut voler. La confusion vient du fait que le manchot ressemble au Grand Pingouin (Pinguinus impennis), qui est une espèce éteinte depuis le XIXème siècle et est entretenue par le mot anglais pour « manchot » (« penguin »).





Petit et Grand pingouins (Alca torda à gauche et Pinguinus impennis à droite ; Wikipedia.fr)

Comme le cycle de reproduction des manchots royaux dure plus d’un an (16 mois), il n’est pas rare d’observer plusieurs stades différents du cycle de vie qui se chevauchent à une même période de l’année. En janvier 2016, nous avons pu observer des adultes en train de couver.

Le manchot royal, comme l’empereur, ne construit pas de nid (à l’inverse de la majorité des manchots) mais garde son œuf sur ses pattes pour le protéger du froid, caché sous un repli de peau (©Laureline Chaise, MNHN, Henerges).




Les juvéniles (ou poussins) âgés de plusieurs mois se regroupent en crèche (à gauche) pour se protéger au mieux des prédateurs. Lors de  leur première mue, ils remplacent leur épais duvet de plumes brunes par le plumage noir et blanc de l’adulte. A droite on peut voir un poussin qui réclame sa nourriture auprès d’un adulte (l’un de ses parents, qu’il reconnaît au chant) qui revient de la pêche en mer. Bien que les manchots puissent se reposer en restant debout, il n’est pas rare de les trouver en position allongée, notamment pour se protéger du vent (à droite). (décembre 2015 ; ©Laureline Chaise, MNHN, Henerges).

Le départ !

 Nous avions rendez-vous le 2 janvier au soir à l'aéroport de Paris Charles de Gaulle pour prendre un vol de nuit d'une dizaine d'heures nous faisant arriver à la Réunion tôt le lendemain matin. Certains membres de l'équipe se rencontraient à l’aéroport pour la première fois avant d'embarquer.
Une fois arrivés à Saint-Denis à la Réunion (21° 06’ S ; 55° 36’ E), avec +3h de décalage horaire, en plein été austral (+30°C dans l'air comparé à l'hiver parisien), nous nous sommes rendus à Le Port où nous attendait le Marion Dufresne II qui devait appareiller le jour même, le 3 janvier, en fin de journée.

Le Marion Dufresne II (Le Port, la Réunion). (©Laureline Chaise, MNHN, Henerges)

Les rotations (ou OP pour « opérations portuaires ») du Marion Dufresne II dans les îles subantarctiques (les districts de Crozet, de Kerguelen et d'Amsterdam) sont numérotées en fonction de leur chronologie dans l'année : OP0 en janvier, OP1 en avril, OP2 en août, OP3 en novembre et OP4 en décembre.
La saison de mue des éléphants de mer adultes femelles s'étendant de début janvier à fin février (avec un pic de mue de mi-janvier à mi-février), nous avions prévu de partir cette année de OP0 à OP1, ce qui risquait de nous faire démarrer le terrain sur les chapeaux de roue à notre arrivée (en plein début du pic de la mue) mais nous laissait le temps d'observer la fin de la mue des femelles en février ainsi que l'arrivée des mâles en mars.
Le Marion Dufresne II appartient aux TAAF et est équipé par la CMA CGM (troisième groupe mondial de transport maritime par conteneurs). Les rotations OP1 à OP4 sont des rotations où le personnel des TAAF est présent à bord, tandis que l'OP0 est une rotation purement scientifique, organisée par l’IPEV, et de type océanographique (appelée aussi "logIPEV" pour « logistique »).


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Estampilles du  Marion Dufresne II  (©Laureline Chaise, MNHN, Henerges)

Ceci entraîne notamment une modification du trajet (direct) habituel du navire, voire de sa durée, entre les différentes îles subantarctiques desservies lors de la logIPEV (OP0), pour permettre différentes mesures et relevés dans les eaux antarctiques.
Nous avons donc embarqué pour 14 jours de voyage en mer, arrivée à Kerguelen prévue le 16 janvier (base de Port-aux-français : 49° 21’ S ; 70° 13’ E), en passant par Crozet (base Alfred Faure, île de la Possession : 46° 24’ S ; 51° 45’ E).
(Cf. la carte globe des îles subantarctiques desservies du billet « Présentation du programme », rubrique « Le Programme », ou la carte des districts des TAAF du billet «L’aventure en Terres australes », rubrique « L’Expédition »).

A bord du Marion Dufresne II pour la traversée de l’océan austral ! (©Laureline Chaise, MNHN, Henerges)